Veillons : Plaidoyer pour une liturgie longue et nocturne.

Non dormiámus sicut céteri, sed vigilémus et sóbrii simus. (1 Thes 5,6)

 

Un office de « Matines » ou de « Vigiles » : une réflexion sur la célébration nocturne de la Noël d’été 2013, nativité de S. Jean Baptiste

Le mot « vigile » vient du latin vigilare : éveiller. La vigile au singulier, désigne la veille d’un jour. Tandis que les vigiles au pluriel désignent les vigiliae matutinae, la prière de l’Église célébrée la nuit. Cet office des Vigiles (appelé longtemps « matines ») prolonge la pratique du Christ et des premiers chrétiens qui priaient longuement de nuit. Il n’était pas rare qu’en un temps où le dimanche n’était pas jour de repos chômé, les fidèles passent une grande partie de la nuit en prière, jusqu’à l’aube où était célébré le sacrifice eucharistique, avant qu’ils ne regagnent chacun son travail.


Les Vigiles sont un office particulier, parce qu’il est nocturne, et que la nuit est ambiguë. C’est le temps du repos de la nature, grâce au silence et à l’obscurité ; c’est aussi le temps du repos du corps de l’homme mais aussi celui de son cœur, qui demeure inquiet (sans repos), tant qu’il ne repose pas en Dieu (Saint Augustin).

Quand les premiers moines, en Égypte, voulurent vivre une prière aussi constante que possible, ils élurent le psautier biblique, pris dans l’ordre numérique des psaumes, comme le tissu conjonctif de leur prière, notamment nocturne. C’est ainsi que les frères avaient coutume de se réunir à la tombée du jour ou un peu plus tard pour une très longue veillée, où étaient chantées (il vaudrait mieux dire cantilées) par l’un d’eux des séries de douze psaumes, ponctués de Gloire au Père, où tout le monde se levait et se prosternait face contre terre. Certains chantaient ainsi tout le psautier (les 150 psaumes), d’autres le répartissaient sur la semaine.

Dans les églises séculières (notamment les cathédrales et les basiliques), on se réunissait aussi de nuit pour la prière. Saint Ambroise en 386, entraînant son peuple à veiller dans la basilique porcienne à Milan pour résister aux troupes impériales qui menaçaient d’occuper l’édifice, lui fit chanter pour la première fois les psaumes en alternance.

Saint Jean Cassien, un auteur monastique du début du Ve siècle, indique le déroulement des Vigiles, qui comporte dès cette époque, outre des psaumes, de longues lectures (« leçons ») prises dans les différents livres de l’Ancien et du Nouveau Testament. On y ajoutera par la suite d’autres prises dans les auteurs ecclésiastiques, déjà qualifiés de « Pères », c’est à dire jouissant d’une autorité certaine dans l’Église.

Saint Benoît, le Père des moines d’Occident au VIe siècle, indique dans sa Règle le détail des psaumes affectés à chaque jour et mentionne trois « nocturnes » (au moins pour les jours de fête), qui partagent l’office de nuit : le premier composé de six psaumes précédant quatre leçons scripturaires (composé de texte de la bible) suivies chacune d’un répons, le second encore de six psaumes introduisant quatre leçons patristiques (composé de textes tirés de Pères e l’Église), le troisième de trois cantiques de l’Ancien Testament faisant fonction de psaumes avant un commentaire de l’Évangile divisé lui aussi en quatre leçons tirées d’un auteur patristique. Cet office, avec son commencement (l’invitatoire et l’hymne du jour) et sa conclusion (Te Deum, évangile du jour, Te decet laus, et la collecte du jour) forme un ensemble impressionnant qui donne son poids et son sérieux à la prière nocturne.

L’Office qui va être celui des chanoines desservant cathédrales et collégiales suit à peu près le même schéma, avec des nuances où chacun met la fierté de son usage propre. Les laïcs fondent parfois des confréries pour soutenir la prière de nuit des chanoines en y assistant eux-mêmes.

Les Vigiles, à partir du Moyen Age et dans la suite, ne sont plus seulement une récitation, même chantée, c’est un véritable office liturgique, avec tout un ballet d’exécutants qui interviennent selon un déroulement savamment prévu. Les jours solennels, de somptueuses chapes sont revêtues par les chantres tandis qu’ils chantent l’invitatoire et le 3ème nocturne. Les premiers mots de chaque antienne
sont entonnés à tour de rôle par chacun des membres du chœur en commençant par le premier de chaque côté. Autour du lutrin en forme d’aigle placé au centre, où sont chantées les leçons et les répons, se succèdent chantres et lecteurs, en commençant cette fois-ci par les plus jeunes. Au moment de l’Évangile, le célébrant revêt la chape à son tour et, entouré de lumières et précédé de l’encens, il se rend à l’ambon d’où est chanté le texte évangélique…

La grâce de l’office des vigiles tient à cette heure où tout repose et où l’on veille pour louer Dieu dans le silence de la nuit. Tout part de la prière silencieuse qui l’a normalement précédé et tout conduit à un recueillement qui se prolonge ensuite, pendant de longues minutes, après la dernière note chantée. Moment d’attention donnée aux choses de Dieu, dans une souveraine gratuité…

Le psaume 15 dit : « même la nuit mon cœur m’instruit. » car le Seigneur nous instruit pendant la nuit : c’est le cas dans les songes. Le psaume 62 dit :

« Je songe à Toi sur ma couche, au long des veilles je médite sur Toi. ».

De la même façon, c’est pendant la nuit que Paul et Silas louent le Seigneur en prison. La veille a la signification d’une d’une présence intime à Dieu, et même d’une union à Dieu-époux. C’est pendant son sommeil que Dieu a tiré Ève de son côté, et c’est aussi la nuit que l’homme et la femme ne font qu’une seule chair. C’est le temps de l’intimité de l’amour. « Je dors mais mon cœur veille » dit le cantique des cantiques ; et c’est par une grâce spéciale de Dieu qu’il y a repos du corps et du cœur.

Mais le démon s’oppose à l’action de Dieu spécialement pendant ce temps privilégié. C’est pourquoi la veille est le lieu d’un combat spirituel contre les ténèbres et le sommeil, c’est à dire le péché qui rend opaque à la grâce de Dieu. L’épisode de Samuel, appelé par Dieu pendant la nuit, montre qu’il faut se réveiller, pour pouvoir écouter la Parole de Dieu :

« Parle, Seigneur, Ton serviteur écoute. »:

il faut un engagement de notre volonté.

« Ne réveillez pas mon époux avant qu’il ne le veuille (Cantique 2, 7). »

L’agonie à Gethsémani est une prière de Vigiles, et c’est aussi un combat. L’office des Vigiles a donc une dimension ascétique, parce que le démon a sur nous un pouvoir de lassitude, pour nous décourager de prier. Mais Dieu regarde avec bienveillance tous ceux qui ont le courage de prendre sur leur sommeil pour prier.

La veille est donc le mémorial de la Pâque du Christ, mais aussi celui de la Pâque juive : Le livre de l’Exode au chapitre 12, au verset 19 dit :

« Au milieu de la nuit, le Seigneur frappa tous les premiers-nés dans le pays d’Égypte »

et au verset 42 :

« Cette nuit durant laquelle le Seigneur a veillé pour les faire sortir d’Égypte doit être pour tous les Israélites une veille pour le Seigneur, pour leurs générations. »

C’est cette articulation qui est l’axe de toute veille chrétienne. Sagesse 18, 13 :

« Alors qu’un silence paisible enveloppait toutes choses et que la nuit parvenait au milieu de sa course rapide, du haut des cieux, Ta Parole toute-puissante s’élança du trône royal. »

Ces versets sont lus dans l’Église comme une prophétie appliquée à la nuit de Pâques, puisque l’Exode est la sortie d’Égypte, et le passage au désert vers la terre promise, mais aussi la Pâque du Christ, Sa mort, Sa résurrection et Son entrée dans la gloire.

La grande Vigile est donc celle de Pâques. C’est la première qui est célébrée par l’Église, puis vient ensuite progressivement celle de Noël et de la Pentecôte, et celle de chaque dimanche.

Nous vivons dans l’attente de la réalisation des promesses du Christ, de Sa seconde venue dans la gloire avec les anges et les saints. Dans cette attente, l’office liturgique des Vigiles nous encourage à veiller pour être prêts, les lampes à la main, lorsqu’Il viendra. Cette vigilance est rappelée par Jésus par la parabole des dix vierges, ou celle du voleur, dont les péricopes sont lues lors des dimanches qui précèdent la célébration, à la fin de l’année liturgique, de la solennité du Christ-Roi dont le caractère eschatologique est fortement marqué. Ces appels sont répercutés dans les épîtres :

2 Pierre 3, 10 : « Il viendra, le Jour du Seigneur, comme un voleur. »

1 Thessaloniciens 5, 1-8 : « Quant aux temps et moments, vous n’avez pas besoin, frères, qu’on vous en écrive. Vous savez vous-mêmes parfaitement que le jour du Seigneur arrive comme un voleur en pleine nuit. »

Et c’est par la Foi que nous dissipons les Ténèbres, puisque Saint Paul nous dit que parce que nous avons la foi, nous sommes enfants de lumière. Dans la veille, il s’agit alors de rejoindre Dieu qui ne dort pas. Alors que lors de la nuit, chacun dort ou s’enivre, et ne pense pas au Seigneur, le Chrétien, lui, veille, et reste sobre, et résiste, fort dans la foi, au diable, qui comme un lion qui rugit, rôde et cherche à le dévorer. (cf. 1 Pierre 5,8)

C’est parce que nous avons une prière communautaire que l’Église organise de façon précise la liturgie des Vigiles. L’office des Vigiles antique à 12 psaumes et 12 leçons a été allégé au siècle dernier, mais la présentation générale de la liturgie des heures recommande de conserver à l’office de lectures son caractère nocturne (n°72). Elle indique qu’on peut utiliser l’office de lectures pour célébrer les Vigiles, en faisant suivre les lectures par les trois cantiques, l’Évangile et le Te Deum (n°73). Les vigiles sont spécialement recommandées pour les grandes fêtes de l’année liturgique afin de marquer la spiritualité de la veille et de l’écoute de la Parole.


Venite Adoremus

 

Un ordo et un cérémonial : aucune solution parfaite.

Motivés par l’idée d’une veille liturgique, nous avions trois choix possibles :

  • L’office de Lectures de Liturgia Horarum
  • L’office des Matines de la forme extraordinaire du rite
  • L’office des Vigiles du rite monastique.

Chacune de ces options participe de la même réalité liturgique, avec cependant des différences substantielles. Chacune d’entre elles avait ses avantages et ses inconvénients. La première était à coup sûr la plus naturelle, celle qui était dans « l’ordre des choses ». Elle peut de plus être célébrée pour les dimanche et solennités de façon « protracta », ou allongée. Plusieurs difficultés – notamment pratiques – cependant : nous disposons des mélodies des hymnes, de l’invitatoire et du Te Deum, mais pas (ou peu…) des répons et des antiennes. A cela s’ajoute que cette célébration de l’avis de spécialistes liturgiques est à la fois court (une heure maximum : Invitatoire, hymne, 3 psaumes et leur antienne, deux – longues – leçons et deux répons, auxquels on peut ajouter 3 cantiques avec une antienne, le Te Deum et le chant de l’Évangile) et n’est pas vraiment conçu pour être célébré de façon solennelle au chœur, mais est davantage un instrument de piété individuelle, dans le contexte liturgique de la « récitation » du bréviaire, clairement sur le modèle du bréviaire de Quinones d’après le Concile de Trente.

La deuxième solution possible aurait été d’adopter l’ordo dit « extraordinaire », avec la répartition des psaumes datant du début du XX° siècle (sous S. Pie X). Outre le fait que cette répartition n’est pas traditionnelle (au sens où ce n’est pas celle du Moyen Age ou de l’antiquité tardive), opter seulement pour l’office nocturne d’une logique « extraordinaire » alors que nous pratiquons pour le reste de la liturgie (y compris « des heures ») la forme ordinaire aurait probablement été incongru, si l’on regarde la cohérence de l’office en son entier.

La troisième solution, celle que nous avons retenue, a ses avantages et ses inconvénients. Le premier avantage est que c’est un ordo « ordinaire » qui se prête bien à une intégration dans une cohérence liturgique avec l’usage des hymnes, invitatoires, et oraisons du rite romain post-conciliaire (dont nous avons les partitions, comme mentionné, via Liber hymnarius (1983), qui est partie prenante de l’Antiphonale romanum, le livre officiel de la liturgie romaine pour le chant de l’office divin). Il existe un livre, le responsorial monastique de 1895, qui fournit l’ensemble de la musique (y compris les antiennes) pour les occasions où un office de ce type peut être chanté (dimanches, solennités et autres fêtes). Comme expliqué dans un autre article, nous avons également largement puisé dans le site Gregofacsimil, qui propose une restitution des répons de l’office de nuit. On y adjoint facilement les psaumes grâce au Psalterium monasticum de 1983 (qui même si ce n’est pas un livre officiel, contient des ressources intéressantes) et les 12 leçons afférentes, très riches en contenu dans le lectionnaire monastique. Cet ordo est éminemment traditionnel, puisqu’il est conforme à la règle de Saint Benoît qui impose les 12 psaumes nombre de psaumes en dessous duquel selon une antique tradition (la « règle de l’ange », nombre de psaumes en dessous duquel il est impensable de descendre). Pour plus de détails sur l’évolution de l’office de nuit, on lira avec intérêt cette page : par l’abbé Jean-Pierre Herman. Une célébration entièrement chantée de cet ordo donne un office long au minimum de 2 heures 30 (pour la S. Jean Baptiste 2013, l’office a en l’occurrence duré près de 3 heures).

En conformité avec la règle ancienne romano-franque de deux grandes parties à l’office nocturne : une partie ascétique avec une longue psalmodie et une partie solennelle avec le chant de l’Évangile par l’évêque dans sa cathédrale– dont en réalité, l’office de Lectures de Liturgia Horarum porte la trace. L’office est présidé par l’officiant en chape, et l’alternance de la psalmodie entre les 4 chantres et le reste du chœur, entre le Domine Labia mea aperies à l’hymne, puis de l’antienne du 3ème nocturne au Benedicamus Domino. Une façon pour nous d’intégrer dans le cursus de l’idée de Liturgia Horarum, mais sans renier l’héritage des siècles …

Cet ordo a aussi des inconvénients : la répartition des psaumes de nuit dans la règle de saint Benoît n’a aucun lien avec celle retenue dans l’office romain d’après le concile. Il est donc tout à fait possible d’avoir le même jour, à quelques heures d’intervalle, à deux reprises le même psaume chanté, une fois comme office diurne, et une autre fois comme office nocturne.

Il n’y a donc aujourd’hui donc aucune solution parfaite pour user de la tradition de la prière nocturne, dans un cadre paroissial, ou en tout cas aucune solution parfaitement authentique et juste ; celle que nous avons retenue a d’ailleurs, il faut le reconnaître essentiellement été motivée par des contraintes qui ne sont pas uniquement guidés par des motifs théologico-liturgiques. L’intérêt artistique tout d’abord : chanter 12 répons est extrêmement motivant pour une chorale grégorienne… Intérêt pédagogique ensuite : chanter 12 psaumes et 3 cantiques permet également de proposer aux débutants une véritable initiation à la modalité, à la prosodie latine, et au solfège grégorien, puisque chacun des psaumes est accompagnée d’une antienne, dont la difficulté technique est bien moindre que celle des répons. Par ailleurs, le fait de chanter 12 leçons courtes permet justement de revenir à l’origine de l’art grégorien, qui est ne l’oublions pas, l’amplification progressive des récitatifs, mais aussi de les répartir entre chantres.


Te Decet laus

 

Une liturgie à déployer plus souvent pendant l’année

Cette expérience, si elle demeure à améliorer, oblige à faire entrer en cohérence ce que nous pratiquons au niveau du chant liturgique grégorien et la raison profonde de le faire. Nous ne chantons pas tous les jours, comme les moines, l’office des Vigiles, parce que nous n’avons pas cette occasion de nous retrouver en commun. Et pourtant, en le faisant « avec toutes les options », quelques rares fois dans l’année, nous expérimentons et même nous goûtons l’ascèse et l’effort que cela demande, ainsi que l’accomplissement au plan de la prière que cela apporte.

Nous reprenons donc rendez-vous avec la cathédrale du Puy et la chapelle des Pénitents, comme en 2012, pour une liturgie dans cet esprit pour les 14 et 15 septembre (fête de l’Exaltatio Crucis, qui est un premier ordre là bas, avec 1ères vêpres, Vigiles au rite monastique et messe chantée le lendemain), mais aussi pour l’ouverture de la nouvelle années liturgique, soit le premier dimanche de l’Avent 2013. En attendant que cela devienne une habitude… ordinaire !

Cette expérience a également des conséquences en ce qui concerne l’interprétation : chanter 3 heures sans arrêt, ce n’est pas chanter cinq fois deux minutes pour le propre de la Messe. Cela oblige concrètement à rétablir les rapports du psychique avec la voix, à repositionner le corps comme expression d’une louange vocale, et non plus comme simplement un « accessoire de piété », que l’on met à genoux pour mieux aider notre esprit à faire oraison… Par une liturgie longue et fatigante, nous le remettons là où il aurait du rester : réconcilié avec l’esprit et l’âme baptisée, dont il est l’instrument de la gloire.


A chacun sa bougie

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