L’enseignement prophétique de Mme Cécile Bruyère, osb, première abbesse de Ste Cécile de Solesmes.
Beaucoup de nos contemporains aujourd’hui voudraient bénéficier de grâces sensibles, de dons privilégiés, d’effusions. Dans les groupes de prière, dans les communautés spécifiques, notre piété cherche à s’alimenter de dévotions particulières dans l’objectif d’obtenir de Dieu des signes extérieurs ou sensibles.
Mme Cécile Bruyère, en disciple de dom Guéranger, nous explique de façon lumineuse, dans « la vie spirituelle et l’oraison selon la sainte Ecriture et la tradition monastique », que la sainteté est un itinéraire ordinaire, utilisant des moyens ordinaires, et que c’est par les instruments que nous donne l’Eglise, que nous sommes le plus assurés de franchir les étapes – les obstacles – vers la « vie unitive ». C’est un véritable enseignement magistral, sous une plume énergique et virile. Un enseignement indiscutable qui fut découvert de la même façon – ensuite ! – par Ste Thérèse de Lisieux, la « petite sainte » en fit même le cœur de son propre enseignement, ce qui lui valut d’être proclamée docteur de l’Eglise. Voici donc un bel extrait où est explicitée de façon particulièrement percutante cette réalité. Les caractères gras sont ajoutés par nous.
A lire assidûment les vies des Pères et des grands contemplatifs anciens, on est frappé du silence presque absolu gardé par eux sur les effets extérieurs de la contemplation surnaturelle. On dirait des accidents dont ils ne tiennent aucun compte, parce qu’ils n’ont nulle valeur ni en eux-mêmes, ni comme démonstration. Pour ces maîtres, l’union à Dieu, la vraie Sainteté, consiste dans la pratique héroïque des vertus théologales et cardinales. Tout le reste ne semble mériter aucune mention, et c’est à peine si leurs écrits y font une quelconque allusion. Saint Jean de la Croix, bien que moderne, appartient à cette admirable école, qui a l’avantage de soustraire la sainteté aux inquisitions irrévérencieuses d’une science matérialisée.
L’insistance exagérée sur les phénomènes surnaturels, de ravissement et autres que présente la vie des saints constitue un péril et prépare de dangereuses illusions. Sans doute, en signalant les faits extraordinaires, on appuie, avec beaucoup de raison, sur le danger auquel on s’expose en aspirant à ces sortes de grâces. Cependant, il y a là une vraie contradiction. Si elles constituent la sainteté, si elles en ont, sinon les causes au moins les essentiels indices, comment interdire aux âmes de les estimer et de les désirer ? La sainteté est pour le chrétien plus que désirable ; elle doit être le terme de nos meilleures et de nos plus salutaires ambitions, d’après l’encouragement de Notre Seigneur lui-même : Estote perfecti, sicut et Pater vester caelestis perfectus est. Comment désirer la fin sans désirer les moyens ? Il y a là une subtile tentation, puisée dans des idées inexactes ; il y a aussi un danger d’illusion et une porte ouverte aux supercheries de l’ennemi.
Danger d’illusion, parce que l’estime des faits extraordinaires les appelle et les provoque. Le tempérament physique, l’affaiblissement ou le manque d’énergie et d’empire sur soi peuvent aussi prédisposer un individu à certains phénomènes, en dehors de la cause sainte qui les produit ordinairement. En outre, il est de rigoureuse expérience que, sous l’action divine elle-même, ces sortes de grâces opèrent des effets très différents selon le sujet qui les reçoit. Si les âmes sont de même étoffe, les trempes physiques sont de réaction très diverse. Les unes se laissent trop facilement emporter aux impressions surnaturelles, et par là excitent, entretiennent, et restituent, dans une certaine mesure, l’état ressenti. Qu’un directeur imprudent admire ces effets comme les indices de faveurs surnaturelles enviables, il cause à ces âmes un très grand détriment ; et, si elles mêmes les estiment, non seulement elles se nuisent, mais encore elles ruinent leur corps sans aucun profit pour la vie spirituelle. Plus d’un avortement surnaturel n’a pas d’autre origine.
De son côté, le démon, attentif à faire tomber les âmes et à plagier Dieu, s’empresse d’exploiter largement toute estime, tout amour, toute recherche de ces phénomènes que l’action de Dieu peut faire éclore, mais qui appartiennent à un monde où le démon trouve accès. Quelle félicité que le « singe de Dieu », comme l’a appelé Tertullien, d’avoir pour innocent complice de ses supercheries un serviteur ou une servante de Dieu, peu trop en garde contre ce qui dans la grâce, a un ressentiment extérieur, sensible et physique ! Quel contentement pour lui de faire perdre son temps et sa santé à une créature qui pourrait, avec plus de vigueur et de saine vie spirituelle, lui porter des coups redoutables !
Disons encore que le mot extraordinaire n’est point synonyme du mot surnaturel ; la distinction à faire entre les deux est très importante. La vision intuitive, qui est le terme dernier du surnaturel, ne saurait être taxée d’extraordinaire, puisqu’elle vient de la part de tous ceux qui sont sauvés. Ainsi une grâce d’union peut être très élevée, sans revêtir une forme extraordinaire, tandis que certaines grâces extraordinaires n’entraînent pas avec elles l’union divine. Saint Jean de la Croix, qui se montre impitoyable contre la recherche de visions, des extases, voire même du don des miracles, ne dit nulle part qu’il ne faut pas aspirer à l’union avec Dieu, puisque c’est , au contraire, pour la rendre plus parfaite qu’il conseille de ne pas s’attarder aux procédés par lesquels il plaît à Dieu de la réaliser. C’est comme s’il recommandait de ne point perdre son temps à regarder la magnificence des salles d’un palais royal, tant qu’on n’a pas atteint l’appartement où réside le roi.
Il sera toujours légitime d’aspirer à l’union avec Dieu qui est notre fin, sans désirer pour cela les voies extraordinaires et les phénomènes, qui, quelquefois y conduisent, mais qui ne sont pas indispensables, et même disparaissent peu à peu, lorsque l’âme atteint le point culminant de la vie surnaturelle.