Prise de Jérusalem 1099. En arrière-plan la Passio Christi
Quand, aux Ides de Juillet de l’année de l’Incarnation la plus fructueuse de Notre-Seigneur 1099, après près de quatre ans de pèlerinage belliqueux et un siège épuisant d’un mois, les Croisés ont finalement franchi les remparts intérieurs de Jérusalem et pénétré dans la sainte ville, la libérant de l’occupation séculaire de la horde mahométane, leur joie débordante ne put trouver une expression liturgique que dans l’office de la fête de Pâques, célébrée, hors saison, dans l’église du Saint-Sépulcre.
Hæc dies quam fecit Dominus, exsultemus et lætemur in ea !
Les paroles du Graduel résonnaient dans cette vénérable basilique, comme Raymond d’Aguilers, aumônier du seigneur Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse et plus tard comte de Tripoli, le raconte dans son Historia Francorum qui ceperunt Iherusalem. L’esprit médiéval comprenait facilement la délivrance de Jérusalem des infidèles comme un type de délivrance de l’humanité dans la glorieuse résurrection de Notre-Seigneur; un nouveau jour, exigeant un canticum novum. Les bons souvenirs de Raymond de l’événement sont exubérants dans sa chronique :
Un nouveau jour, une nouvelle joie et un plaisir nouveau et perpétuel ! L’accomplissement du travail et de la dévotion: de nouveaux mots, de nouveaux chants ont été retentis par tous. Ce jour, dis-je, qui sera célébré pour les siècles à venir, a transformé nos peines et nos peines en joie et en exultation. Ce jour, dis-je, fut le déchirement de tout le paganisme, la consolation de la chrétienté, le renouvellement de notre foi. « Voici le jour que fit le Seigneur : réjouissons-nous et réjouissons-nous », car le Seigneur a illuminé et béni son peuple. […] Ce jour, les Ides de Juillet, seront célébrées à la louange et à la gloire du nom de Dieu […] En ce jour nous avons chanté la charge de la Résurrection, car en ce jour, Celui qui est ressuscité des morts par Sa puissance, nous a soulevés par Sa grâce. (1)
Dans l’octave qui suivit, les chevaliers triomphants déambulèrent autour des lieux saints de la ville, vénérant les reliques, chantant des psaumes, des hymnes et des cantiques spirituels, et célébrant solennellement le Jour de l’Octave le 22 juillet, ils élurent le bon Godfrey de Bouillon. Ils établirent désormais le 15 juillet comme fête liturgique pour commémorant la libération de la ville sainte, comme l’attestent les chroniqueurs, parmi lesquels William de Tyr :
Pour que le souvenir de cette grande action fût mieux conservé, un décret général fut voté et approuvé par tous. Il a été ordonné que ce jour soit tenu sacré et séparé de tous les autres comme le temps où, pour la gloire et la louange du nom chrétien, il devrait être raconté tout ce qui avait été prédit par les prophètes concernant cet événement. En ce jour, il faut toujours intercéder auprès du Seigneur pour les âmes de ceux dont les travaux louables et courageux ont rendu la ville aimée de Dieu à l’ancienne liberté de la foi chrétienne. (2)
Au début du règne de Geoffroy, un chapitre canonique fut établi dans l’église du Saint-Sépulcre, et une utilisation liturgique appropriée se développa lentement, surtout après que ce corps fut réformé et placé sous la règle augustinienne en 1114. L’utilisation du Saint-Sépulcre fut fondée, comme on peut s’y attendre compte tenu de l’origine de ses ecclésiastiques immigrés, principalement sur les usages nordiques français, notamment ceux de Chartres, Bayeux, Évreux et Séez. Cette utilisation serait à son tour à la base de ceux des ordres religieux émanant de la Terre Sainte, y compris les carmélites et les chevaliers templiers et hospitaliers.
Les sources liturgiques baptisent diversement la fête du 15 juillet les Festivitas sancte hierusalem, ou Festivitas hierusalem quando capta fuit a christianis (ou a Francis), ou In liberatione sancte civitatis Ierusalem (de manibus turchorum). L’admirable victoire de la Première Croisade fut ainsi fixée dans le cadre de l’histoire du salut, étant à la fois l’accomplissement des prophéties, comme le dit Guillaume de Tyr dans l’extrait précité, et le signe avant-coureur anagogique de la victoire finale: l’entrée des chrétiens dans la Jérusalem céleste.
La messe s’ouvre sur le fameux introït emprunté au quatrième dimanche du carême: Letare Ierusalem et conventum facite omnes qui diligitis eam, gaudete cum leticia, qui tristicia fuistis, ut exultetis, et saciemini ab uberibus consolacionis vestre, avec le verset du psaume 121 afférent. Prêchant ce jour de fête peu de temps après la reconquête, Foulques de Chartres répéta ces vers d’Isaïe et donna la suite de la prophétie, concluant par la déclaration que le triomphe des Croisés était son accomplissement: Hec omnia oculis nostris vidimus. Ekkehard d’Aura a convenu que la prophétie s’appliquait à l’épopée des Croisés, en écrivant (de façon assez peu claire) :
Ceux-ci, et mille autres pronostics de ce genre, bien qu’ils se réfèrent par l’anagogie à ce qui est en haut – notre mère Jérusalem – encouragent les membres les plus faibles, qui ont bu du lait des poitrines de la consolation de ces choses écrites et à écrire, à subir des dangers même au plan historique par un réel voyage à cause d’une telle contemplation ou en participant dans la joie (3).
Guillaume de Tyr proclama aussi que la reconquête de Jérusalem était l’accomplissement littéral de l’oracle d’Isaïe: ita ut illet prophete impletum ad litteram videretur oraculum «letamini cum Ierusalem et exultate in a omnes qui diligitis eam».
Mais en remplissant l’ancienne propriété, la victoire du 15 juillet devint elle-même le type d’une victoire plus durable. L’utilisation même d’un introït de l’Avent pointe vers le Second Avènement, et le recueillement, la secrète et la postcommunion soulignent ce thème eschatologique:
Collecte: Dieu Tout-Puissant, qui par ta force merveilleuse a déchiré ta ville Jérusalem des mains des païens et l’a restaurée aux chrétiens, aide-nous dans ta miséricorde, nous t’en supplions, et fais que nous qui célébrons avec une dévotion annuelle cette solennité, méritent d’atteindre les joies de la Jérusalem céleste. Par notre Seigneur, etc. (Omnipotens Deus, qui virtuose tua mirabili Ierusalem civitatem tuam de manu paganorum eruisti et Christianis reddidisti, adesto, quesumus, nobis propitius, et concede ut qui hanc sollennitatem annua recolimus devotione, ad superne Ierusalem gaudia pervenire mereamur., Per Dominum.)
Secrète: Miséricordieux accepte, Seigneur, nous te supplions, cette hostie que nous t’offrons humblement, et rends – nous dignes de son mystère, que nous qui fêtons ce jour où la ville de Jérusalem a été libérée des mains du païen, méritent enfin de devenir concitoyens de la Jérusalem céleste. Par notre Seigneur, etc. (Hanc, Domine, quesumus, hostiam quam tibi supplices offerimus dignanter suscipe, et eius misterio nos dignos effice, ut qui de Ierusalem civitate de manu paganorum eruta hunc diem agimus celebrem, celestis Ierusalem concives fieri tandem mereamur. Per Dominum.)
Postcommunion: Puisse le sacrifice que nous avons reçu, Seigneur, profiter au salut de notre corps et de notre âme, afin que nous, qui nous nous réjouissons de la liberté de Jérusalem, méritions d’être comptés parmi les héritiers de la Jérusalem céleste. Par notre Seigneur, etc. (Quod sumpsimus, Domine, sacrificiel ad corporis et anime nobis proficiat salutem, ut qui de civitatis tue Ierusalem libertate gaudemus, dans celesti Ierusalem hereditari mereamur., Per Dominum.)
Les oraisons pour la « Missa de Ierusalem » dans un sacramentaire du Saint Sépulcre écrit dans le deuxième quart du 12ème siècle.
L’épître est Isaïe 60, 1-6 (« Lève-toi, sois éclairée, ô Jérusalem, car ta lumière est venue, et la gloire du Seigneur est ressuscitée sur toi », etc.), dont la première ligne forme le verset de la Graduel, Omnes de Saba, pris de la fête de l’Épiphanie. Ekkehard mentionne ce passage avec celui de l’introït comme l’une des prophéties que l’exploit des Croisés avait fait « une histoire visible » (4). Le répons alléluiatique, qui semble avoir fluctué entre Te decet hymnus et Qui confidunt, tous deux levés du dimanche après la Pentecôte, sont tirés des versets psalmiques relatifs à la libération de Jérusalem. Cela a été suivi par une séquence impétueuse, Manu plaudant, qui devra être discutée dans un futur post. La leçon de l’Évangile vient de Matthieu 21, 1-9: l’entrée glorieuse de Notre Seigneur dans Jérusalem avant sa Passion, acclamé comme Fils de David par les enfants des Hébreux. L’offertoire pugnace du Troisième Dimanche après l’Épiphanie, Dextera Domini fecit virtutem, était chanté ensuite et, pendant la communion, on prenait l’antienne du deuxième dimanche de l’Avent: « Lève-toi, Jérusalem ».
Comme l’église du Saint-Sépulcre devenait trop petite pour les besoins du nouveau royaume des Croisés, et comme elle méritait d’être embellie de toute façon, une reconstruction considérable fut entreprise qui se termina par une nouvelle dédicace de l’église le 15. Juillet 1149, le quinquagénaire de la libération, par le seigneur Foulque d’Angoulême, Patriarche de Jérusalem. Ce prélat semble avoir entrepris une révision de la liturgie latine de Jérusalem, qui a particulièrement affecté le 15 juillet, en maintenant la célébration bicéphale de la libération et de la dédicace de l’église du Saint-Sépulcre. Liberatio sancti civitatis Iherusalem de manibus Turchorum et Dedicatio ecclesie Domnici sepulcri – avec deux messes et offices. Dans la basilique elle-même, la dédicace semble avoir été célébrée exclusivement, sauf pour la messe du lendemain, qui était celle de la Libération. La collecte de la Libération, cependant, a été changée:
« Dieu tout-puissant et éternel, bâtisseur et gardien de la cité céleste de Jérusalem, protège d’en haut ce lieu avec ses habitants, pour qu’il soit une demeure de sécurité et de paix » (4) ;
ceci a été emprunté à une collection pré-existante. Le changement d’angle de vue des antiennes dans l’office emprunté à l’office de la Dédicace, qui tendait à se référer à la dignité de l’église du Saint-Sépulcre plutôt qu’à la glorieuse libération de la ville. Les ordinaux indiquent que dans la basilique avait lieu une procession festive après la messe de la Libération ; si cela a été introduit avec les révisions de1149 ou alors si ce fut la continuation d’une pratique antérieure, nul ne le sait. La procession partait de l’église du Saint-Sépulcre vers le Temple, et en arrivant à son entrée, on chantait des prières prises à l’office de la Dédicace. On se rendait alors à « l’endroit où la ville fut capturée », c’est-à-dire à l’endroit où le mur fut percé le 15 juillet 1099, et on faisait une autre station, où l’on donnait une prédication et une bénédiction ; peut-être que le sermon de Foulques de Chartres mentionné plus haut a-t-il été donné dans ces circonstances. Ainsi, la procession reliait l’Ancien Testament (le Temple) au Nouveau (le Saint Sépulcre) et à la victoire des Croisés (le mur de la ville). Finalement, les chanoines et les fidèles retournaient au Saint-Sépulcre pour Tierce. Le reste de l’office de la basilique était composé principalement d’éléments provenant de l’office de la Dédicace selon l’usage de Chartres. Il est cependant probable que dans les autres églises du diocèse de Jérusalem, la messe et l’office de la Libération étaient célébrés à la place
Hélas, la domination chrétienne de Jérusalem n’a pas duré un siècle. En 1187, la ville est tombée entre les mains de Saladin, et, bien que l’utilisation liturgique du Saint-Sépulcre ait survécu dans le reste des États Croisés et dans certains ordres religieux, la célébration des fêtes de la Libération de Jérusalem et la dédicace du Saint-Sépulcre semblent avoir été la plupart du temps abandonnés. Ils ne réapparaissent que dans un manuscrit d’après 1187, qui date de l’épisode étrange où Jérusalem revient brièvement aux mains des chrétiens grâce aux machinations de l’empereur excommunié Frederick II. Dans ce manuscrit, la messe s’intitule Missa pro libertate Ierusalem de manu paganorum, et la péricope évangélique de Matthieu 21 a été remplacée par les versets de Luc 19 dans lesquels Notre-Seigneur pleure pour Jérusalem. On a donc soutenu, avec une vraisemblance indéniable, que l’ancienne messe de libération était transformée en une messe pour demander la reprise de Jérusalem. Mais en tout cas, même cela s’est avéré éphémère.
Bien que des notices marquant la libération de Jérusalem le 15 juillet apparaissent dans les calendriers de plusieurs livres liturgiques occidentaux, peu d’églises occidentales ont adopté la fête telle qu’elle a été célébrée à Jérusalem. Il apparaît dans un missel du XIVe siècle du prieuré hospitalier d’Autun, sous le titre In festo deliberacionis Iherusalem. Les livres liturgiques de Tours, de Nantes et des abbayes de St Mesmin (près d’Orléans) et de Beaulieu (près de Loches) présentent une fête du Saint-Sépulcre le 15 juillet, même si elle ne fait pas explicitement référence à la Libération et son propre date d’après la première Croisade. Une fête pour la Liberatio Iherusalem apparaît avec une messe et un office dans les livres liturgiques de la cathédrale Saint-Etienne de Bourges datant du XIIIe au XVe siècle. Ses pièces propres proviennent d’éléments de l’office de la Dédicace et aussi de la liturgie de Pâques : un rappel fascinant de la joie pascale qui s’empara des croisés sur ces heureuses ides de juillet 1099.
Notes
1. Nova dies, novum gaudium, nova et perpetua leticia; laboris atque devotionis consummatio, nova verba nova cantica, ab universis exigebat. Hęc, inquam, dies celebris in omni seculo venturo, omnes dolores atque labores gaudium et exultationem fecit. Dies hęc, inquam, tocius paganitatis exinanicio, christianitatis confirmatio, et fidei nostrae renovatio. Hęc dies quam fecit Dominus, exultemus et letemur in ea, quia in hac illuxit et benedixit Dominus populo suo […] Hęc dies celebratur Idus Iulii, ad laudem et gloriam nominis Christi. […] In hac die cantavimus officium de resurrectione, quia in hac die ille qui sua virtute a mortuis resurrexit, per gratiam suam nos resuscitavit.
2. Ad maiorem autem tanti facti memoriam ex communi decreto sancitum omnium voto susceptum et approbatum est, ut hic dies apud omnes solemnis et inter celebres celebrior perpetuo haberetur, in qua, ad laudem et gloriam nominis christiani, quicquid in prophetis de hoc facto quasi vaticinium predictum fuerat, referatur: et pro eorum animabus fiat ad Dominum intercessio, quorum labore commendabili et favorabili apud omnes predicta Deo amabilis civitas et fidei christiane et pristine restituta est libertati.
3. Hec et huiusmodi mille pesagia licet per anagogen ad illam quę sursum est matrem nostram Hierusalem referantur, tamen infirmioribus membris ab uberibus consolationis prescriptę vel scribende potatis pro tanti contemplatione vel participatione gaudii periculis se tradere etiam hystorialiter practica discursione cohortantur.
4. Versis in hystorias visibiles eatenus mysticis prophetiis.
5. Omnipotens sempiterne Deus, edificator et custos Iherusalem civitatis superne, custodi locum istum cum habitatoribus suis: ut sit in eo domicilium incolumitatis et pacis. Per Dominum.