Suite de notre série « origine et actualité du chant grégorien ». 1er article ici et 2ème article ici, 3ème article ici.
Graduale Triplex 1979. répons Ingrediente de la procession des Rameaux Avec la notation Sangalienne sous la portée.
On se rend bien compte de la difficulté que nous avons aujourd’hui par rapport au poids théologique et rituel que peut emporter avec lui le répertoire du chant grégorien. L’urgence est donc de rendre vivant, actuel, quotidien le répertoire grégorien non pas par attrait pour un certain « sound reverberatif » même si – au moins dans un premier temps – il paraît plus roboratif que certaines chansonnettes qu’on entend aujourd’hui dans les églises, mais pour ce qu’il est : le cant de l’Eglise en prière, celle de l’« Épouse, chérie de l’Époux et toujours exaucée ». Il nous faut donc aller plus loin, retrouver le caractère universel et transhistorique de ce répertoire romano-franc, au sujet duquel, une fois l’idéologie dépassée, tout le monde arrive à se mettre d’accord.
Les mélodies grégoriennes de forme ornée sont irremplaçables. Et elles sont caractéristiques. De certains Introïts émane un charme qui créée le climat de la célébration, liée au temps liturgique et à la fête. (…) Certains graduels, offertoires, ou communions sont des perles précieuses qui alimentent profondément la piété des fidèles.(…) Chantés comme il faut, avec sentiment et compétence par une schola ou même par un chantre vraiment qualifié, dans le silence recueilli et méditatif de l’assemblée, ils émeuvent profondément et unissent à Dieu. Lorsque l’on a toutes les possibilités de bien exécuter ce répertoire, ce serait une erreur de l’abandonner pour des mélodies plus simples ou populaires » (P. Annibale Bunigni, secrétaire du Consilium pour l’application de la réforme liturgique de Vatican II)
Le chant grégorien, il n’y a rien de plus sérieux. La raison pour laquelle nous écarterons les arguments de ceux qui nous expliquent qu’en fin de compte, le rite et / le chant, ce n’est pas le plus important, est parfaitement résumée dans l’intervention de Benoît XVI au collège des Bernardins :
« Il y a encore un autre pas à faire. La Parole de Dieu elle-même nous introduit dans un dialogue avec Lui. Le Dieu qui parle dans la Bible nous enseigne comment nous pouvons Lui parler. En particulier, dans le Livre des Psaumes, il nous donne les mots avec lesquelles nous pouvons nous adresser à Lui. Dans ce dialogue, nous Lui présentons notre vie, avec ses hauts et ses bas, et nous la transformons en un mouvement vers Lui. Les Psaumes contiennent en plusieurs endroits des instructions sur la façon dont ils doivent être chantés et accompagnés par des instruments musicaux. Pour prier sur la base de la Parole de Dieu, la seule labialisation ne suffit pas, la musique est nécessaire. Deux chants de la liturgie chrétienne dérivent de textes bibliques qui les placent sur les lèvres des Anges : le Gloria qui est chanté une première fois par les Anges à la naissance de Jésus, et le Sanctus qui, selon Isaïe 6, est l’acclamation des Séraphins qui se tiennent dans la proximité immédiate de Dieu. Sous ce jour, la Liturgie chrétienne est une invitation à chanter avec les anges et à donner à la parole sa plus haute fonction. À ce sujet, écoutons encore une fois Jean Leclercq : « Les moines devaient trouver des accents qui traduisent le consentement de l’homme racheté aux mystères qu’il célèbre : les quelques chapiteaux de Cluny qui nous aient été conservés montrent les symboles christologiques des divers tons du chant » (cf. Dom Jean Leclerc,. L’Amour des lettres et le désir de Dieu Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Âge, p. 229).
Pour saint Benoît, la règle déterminante de la prière et du chant des moines est la parole du Psaume : Coram angelis psallam Tibi, Domine – en présence des anges, je veux te chanter, Seigneur (cf. 138, 1). Se trouve ici exprimée la conscience de chanter, dans la prière communautaire, en présence de toute la cour céleste, et donc d’être soumis à la mesure suprême : prier et chanter pour s’unir à la musique des esprits sublimes qui étaient considérés comme les auteurs de l’harmonie du cosmos, de la musique des sphères. À partir de là, on peut comprendre la sévérité d’une méditation de saint Bernard de Clairvaux qui utilise une expression de la tradition platonicienne, transmise par saint Augustin, pour juger le mauvais chant des moines qui, à ses yeux, n’était en rien un incident secondaire. Il qualifie la cacophonie d’un chant mal exécuté comme une chute dans la regio dissimilitudinis, dans la ‘région de la dissimilitude’. Saint Augustin avait tiré cette expression de la philosophie platonicienne pour caractériser l’état de son âme avant sa conversion (cf. Confessions, VII, 10.16) : l’homme qui est créé à l’image de Dieu tombe, en conséquence de son abandon de Dieu, dans la ‘région de la dissimilitude’, dans un éloignement de Dieu où il ne Le reflète plus et où il devient ainsi non seulement dissemblable à Dieu, mais aussi à sa véritable nature d’homme. Saint Bernard se montre ici évidemment sévère en recourant à cette expression, qui indique la chute de l’homme loin de lui-même, pour qualifier les chants mal exécutés par les moines, mais il montre à quel point il prend la chose au sérieux. Il indique ici que la culture du chant est une culture de l’être et que les moines, par leurs prières et leurs chants, doivent correspondre à la grandeur de la Parole qui leur est confiée, à son impératif de réelle beauté. De cette exigence capitale de parler avec Dieu et de Le chanter avec les mots qu’Il a Lui-même donnés, est née la grande musique occidentale. Ce n’était pas là l’œuvre d’une « créativité » personnelle où l’individu, prenant comme critère essentiel la représentation de son propre moi, s’érige un monument à lui-même. Il s’agissait plutôt de reconnaître attentivement avec les « oreilles du cœur » les lois constitutives de l’harmonie musicale de la création, les formes essentielles de la musique émise par le Créateur dans le monde et en l’homme, et d’inventer une musique digne de Dieu qui soit, en même temps, authentiquement digne de l’homme et qui proclame hautement cette dignité. »
Nous ferons donc du chant grégorien non seulement parce que c’est beau, que c’est juste, et que c’est ce que demande l’Église, mais parce que nous y trouverons notre voie d’humanité. Trouver notre voie par notre voix… Saint Exupéry, qui rappelons-le était non croyant, semble même faire écho au S. Père sur ce sujet, dans sa Lettre au général « X » (1943).
« Ah général, il n’y a qu’un problème, un seul, de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle. Des inquiétudes spirituelles. Faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. Si j’avais la foi, il est bien certain que, passée cette époque de « job nécessaire et ingrat », je ne supporterais plus que Solesmes. On ne peut plus vivre de Frigidaires, de politique, de belote et de mots croisés. »
Évidemment, ce texte est de plus en plus d’actualité, même si on ne la référence au frigidaire et à la belote serait revue si ce texte était écrit aujourd’hui…
La question du chant liturgique en général et du chant grégorien en particulier n’est pas aussi simple que ce qu’on veut nous faire croire… Pour percevoir ce qu’est le chant grégorien, il faut le pratiquer dans son ensemble, les pièces ornées comme les récitatifs, en imbiber le quotidien, et remettre son souffle et son corps, et donc son cœur et son âme à sa vraie place sous le regard de Dieu.
« De fait, la meilleure école pour comprendre et pénétrer les secrets d’un répertoire demeure la pratique régulière de ce répertoire : (…) Alors pourquoi cette résistance face à la volonté de restaurer en totalité ou en partie – selon les circonstances – la messe célébrée sous sa forme latine et grégorienne ? Les générations nouvelles seraient-elles plus ignorantes que celles qui les ont précédées ? (…)
Le chant grégorien n’a pas à devenir une musique de conservatoires ou de concerts, ou de disques : il n’a pas à être momifié pour être présenté dans des musées. Il doit demeurer vivant, redevenir vivant au sein de nos assemblées ; c’est en l’entendant et en le chantant au cours des liturgies qu’il pourra nourrir les fidèles au point que ceux-ci se sentiront davantage encore faire partie du peuple de Dieu.
Il est grand temps de sortir de notre torpeur : les exemples lumineux doivent venir des cathédrales, des grandes églises, des monastères et des couvents, des séminaires et des maisons de formation religieuse… Ainsi les plus petites paroisses seront-elles « contaminées » à leur tour par la suprême beauté du chant de l’Église. Ainsi, le pouvoir de persuasion du chant grégorien va-t-il rayonner pour aller jusqu’à conforter le peuple dans son authentique sens de la foi catholique. Et l’esprit du chant grégorien inspirera les nouvelles compositions, tout en guidant les efforts faits en vue de l’inculturation à travers un véritable Sensus Ecclesiae. (…) C’est le bon moment pour agir : n’attendons plus. (Mgr Miserachs Grau, 2005, directeur de l’institut pontifical de musique sacrée, Rome).
Pratiquer au quotidien le chant grégorien, c’est en particulier le pratiquer dans l’office divin, qui rappelons-le n’est pas un sacrement, et donc n’a pas nécessairement besoin d’un ministre ordonné pour être mis en œuvre (même si c’est préférable). L’office divin st donc atteignable pour tous et chacun, y compris dans chacune de nos maisons, au quotidien.
En conclusion de la première partie (fiches 1 à 4)
Lorsqu’on fait un parcours historique du répertoire du chant grégorien et de ses notations, on se rend compte qu’on est en présence d’une réalité somme toute assez mouvante, ce qui est tout de même le comble pour un répertoire dont la réputation est d’être une sorte de paradigme de tradition.
Ne serait-ce qu’au point de vue de l’évolution des « notations » :un répertoire composé sans aucune référence à la musique écrite (chose tout à fait impensable à l’époque) puis passage progressif de l’écriture neumatique à la portée, puis réforme profonde du chant à l’époque baroque, puis « reinventio » du répertoire.
Si on essaie de toucher la réalité du répertoire grégorien au travers des publications (antiphonaires et graduels) on a alors : les deux principales notations neumatiques (Laon et Saint Gall), puis manuscrits sur portées, puis les différentes éditions imprimées. L’édition médicéenne, dont nous avons montré la faible valeur, puis Graduels de dom Pothier, antiphonaire de 1912, antiphonaire monastique de 1934 (avec légitimation mais non « canonicité ») des épisèmes et points (dits « signes rythmiques de Solesmes »), puis avènement des éditions triplex (la première version étant le « graduel neumé » de dom Cardine à partir duquel a été tiré le Graduale Triplex de 1979, à partir d’une édition du graduel vatican de 1908 sur lequel l’édition « commerciale » de 1961 a ajouté les fameux signes rythmiques, sans aucune réflexion mélodique), puis les éditions du psalterium monasticum (1981) et du liber hymnarius de 1983 (le second étant un livre officiel du rite romain) qui revoient déjà de façon assez forte le système de notation impliquant une certaine évolution des règles interprétatives), puis de l’Antiphonale Monasticum de 2005, des Heures grégoriennes de 2008, et de l’Antiphonale romanum de 2009. Les dernières éditions en particulier proposent des graphies précises pour les uncinus, strophae, salicus ; les barres, demi barres et quart de barre sont beaucoup mieux placées et on un sens musical (ce qui n’est pas du tout le cas sur le Graduale romanum de 1908 et ses succédanés), sans parler de cette œuvre musicologique mais inutilisable dans une « vraie » liturgie qu’est le Graduale novum de 2011. Bref, aujourd’hui, lorsqu’on parle de la « notation carrée » du chant grégorien, on est face à une réalité multiforme. Nous verrons donc, dans les prochaines fiches, la relation que nous pouvons établir entre les partitions modernes, les manuscrits et l’interprétation.