Suite de notre série « origine et actualité du chant grégorien ». 1er article ici et 2ème article ici.
Au même moment (mi XIXème), Dom Guéranger entreprend ses travaux d’Hercule. Relever la vie monastique en France, retrouver la liturgie romaine, mais aussi – et donc – le chant grégorien moribond, déformé par l’usage des siècles et chassé par notre gallicanisme. Il fait de Solesmes la capitale du grégorien. Phare du renouveau liturgique, planté au dessus de la Sarthe en direction de Rome, Solesmes et son premier abbé Dom Guéranger plaident pour « un chant qui puisse intéresser, émouvoir, qui sollicite l’âme aux sentiments exprimés dans les prières. », bref revenir aux sources vives du catholicisme et de sa prière publique. Il suscite un Champollion des manuscrits médiévaux, un moine capable de déchiffrer le sens perdu des neumes : Dom Joseph Pothier. Il faudra plusieurs générations de moines pour redonner à ce chant séculaire tout son lustre perdu.
Nous sommes la première époque qui écoute essentiellement de la musique du passé et qui ne s’intéresse pas à la musique de son temps. Il y a un glissement. C’est ce qu’on a fait pour l’architecture, c’est ce qu’on a fait lorsqu’on a retrouvé un certain nombre de dispositions typographiques, et c’est ce qu’on a fait pour le chant grégorien. Autrement dit, l’idée de base à Solesmes est de rétablir le chant grégorien dans un état idéal, sachant qu’il n’a probablement jamais connu cet état : c’est un peu délicat à comprendre, mais cela explique bien des vicissitudes sur les questions des éditions critiques et les débats sur les mélodies authentiques. Il faut ajouter à cela que dom Guéranger n’est absolument pas seul dans la restauration du chant grégorien même si l’histoire retient son nom, car au cours du XIXe siècle, l’intérêt des musicologues se porte sur le chant médiéval. Dom Guéranger, semble être le premier à avoir fourni l’intuition de base de la restauration grégorienne en disant : « Lorsque les exemplaires de différentes églises s’accordent sur une version, alors on est en mesure de penser que l’on a retrouvé la mélodie de saint Grégoire » (Cf. Les Institutions liturgiques, 1841). (Daniel Saulnier)
Tout cela aboutit au début du XXème siècle au renouveau officiel du chant grégorien, par un Motu Proprio de S. Pie X, en 1903 :
« Ces qualités se rencontrent au plus haut degré dans le chant grégorien, qui est par conséquent le chant propre de l’Église romaine (NB : C’est la première fois que l’on dit cela), le seul dont elle a hérité des anciens Pères, qu’elle a conservé jalousement durant des siècles par les manuscrits liturgiques, qu’elle propose aux fidèles, qu’elle prescrit exclusivement dans certaines parties de la liturgie et que les études les plus récentes ont heureusement restituées dans son intégrité et sa pureté. Pour cette raison, le chant grégorien a toujours été considéré comme le modèle suprême de la musique sacrée. On peut établir, en toute raison, cette loi générale : plus une composition d’Église est sacrée, liturgique, plus, dans son allure, dans son inspiration, dans sa saveur, elle se rapproche de la mélodie grégorienne… L’antique chant grégorien traditionnel, devra donc être largement rétabli dans les fonctions du culte… En particulier on veillera à rétablir le chant grégorien pour l’usage du peuple de telle sorte que les fidèles prennent de nouveau une part active dans les offices ecclésiastiques comme c’était le cas dans l’antiquité. »
Graduale romanum de dom Pothier (1908) :
antienne Répons Ingrediente de la procession des Rameaux.
Si S. Pie X en parle en ces termes, c’est bien parce que justement, avant lui, en 1903, le chant grégorien n’est pas et en fait n’a jamais été officiellement proclamé comme « le chant propre de l’Église romaine ». A l’époque il y a une lutte assez intense entre Solesmes et les ayant droit de l’édition médicéenne du graduel et de l’antiphonaire romain. Grâce à S. Pie X, en 1903, c’est le chant grégorien qui triomphe et prend le dessus des mélodies post tridentines. On comprend que ce « motu proprio » fondamental pour la musique liturgique dans l’Église a eu bien du mal à être accepté, parce que très vite ensuite, pour la première fois dans l’histoire, le pape impose pour toute l’Église deux livres : en 1908 le Graduale romanum (les chants de la messe) et en 1912, l’Antiphonale romanum pour le chant de l’office divin.
C’est le même XXème siècle qui voit un Concile œcuménique déclarer dans une constitution dogmatique (Sacrosanctum Concilium, en 1963) que « le chant grégorien est le chant propre de la liturgie romaine ». Aucun Concile dans l’histoire, tout comme aucun pape ne s’était prononcé jusque là avec ce niveau s’autorité sur cette question d’un répertoire « propre » pour la liturgie romaine. C’est donc une véritable consécration pour ce répertoire, dont la valeur et l’intérêt pastoral tout comme doctrinal est reconnu par l’ensemble des Pères du Concile Vatican II. On ne saisit pas bien aujourd’hui, l’importance de cette innovation liturgique et musicale, qui est la confirmation par la pratique et le volontarisme des Pères Conciliaires de l’intuition de S. Pie X au début du siècle. En quelque sorte, ici, pour cette décision liturgique, Vatican II cherche à contrer les conséquences funestes de Trente (mais bien sûr non désirées par ce Concile) en ce qui concerne le destin du chant liturgique. Et tous les documents officiels de la liturgie, notamment toutes les éditions typiques du missel romain qui sont parues depuis, mais aussi les documents pontificaux et de la congrégation du culte divin reprennent depuis cette affirmation : le chant grégorien est le chant propre du rite romain, il doit avoir dans la liturgie la « première place ». Le latin du Concile dit en fait ‘principem locum’ ce qui signifie en réalité de façon plus précise « la place d’honneur », la « place du prince ». Cela ne signifie pas que S. Pie X, le Concile ou le missel romain de Jean-Paul II (2002) désirent que le chant grégorien ait la seule place, ou l’exclusivité : mais le premier rang. C’est à dire que la liturgie de l’Église doit privilégier d’abord (principem locum) le chant grégorien, sans pour autant refuser les autres formes de musique, dont deux sont nommées par le Concile Vatican II : la polyphonie sacrée et le cantique populaire.
Le chant grégorien est présenté ainsi comme la matrice fécondante de toutes les autres musiques pour le culte; c’est elle qui doit inspirer également les autres compositions, y compris en langue vernaculaire, et toujours sur un principe extrêmement ancien : l’intelligibilité de la parole proférée… La mélodie, la partition musicale, ne doit jamais prendre le pas sur le mot lui même; c’était l’idée de S. Pie X, et cette idée est entièrement reprise à leur compte par Vatican II : c’est bien en cela que le chant grégorien même parmi tous les autres répertoires (y compris les répertoires latins antiques comme notamment le chant « ambrosien » – de Milan, ou « mozarabe » – de Tolède) est un modèle. Ce qui en dit long sur certains styles musicaux, qui dans la pensée des pères du Concile, n’ont alors concrètement pas leur place dans les assemblées liturgiques. Dans la pensée de l’Église, dans sa tradition musicale depuis les apôtres jusqu’au XXIème siècle, la Parole de Dieu a un statut particulier. « Lorsque dans l’Église on lit la Sainte Écriture, c’est le Christ lui-même qui parle. » (Cf. Vatican II, Sacrosanctum concilium) Et Saint Paul : « la foi vient de l’audition et l’audition par la Parole du Christ ». Il s’agit donc d’entendre une Parole vivante et non pas de lire un texte fixé par écrit. Telle était la situation des premières communautés chrétiennes : elles avaient la prédication des Apôtres et de leurs collaborateurs ; elles n’avaient pas les textes du Nouveau Testament. Notre situation est différente : nous ne pouvons plus entendre la voix vivante des Apôtres ; nous entendons celle de leurs successeurs. En compensation, nous avons les textes des Évangiles, les lettres de plusieurs Apôtres et les autres écrits du Nouveau Testament. Pour qu’ils nous transmettent vraiment la Parole de Dieu, ces textes écrits ont besoin de redevenir « Parole ». Ils le redeviennent dans la prédication de l’Église, mais aussi et surtout dans le chant de cette parole.
Et c’est en cela que comme le souligne Jean-Paul II, la schola cantorum a un rôle ministériel. La Liturgie a besoin des textes de la Bible pour être assurée de son rapport fidèle avec la Parole de Dieu. Si on veut vivre pleinement la liturgie, il est indispensable de méditer la Bible. D’autre part les textes de la Bible ont besoin de la Liturgie pour redevenir Parole vivante, proclamée par le Christ dans l’assemblée de Son Église. Si on veut comprendre correctement et profondément les textes de la Bible, il est indispensable de vivre profondément la Liturgie qui le met en rapport avec le mystère pascal du Christ.
Graduale romanum 1961 : répons Ingrediente de la procession des Rameaux
Notez l’ajout des « points mora » et des « épisèmes »(traits soulignant les notes) verticaux et horizontaux.
Pour illustrer cela, le rite du chant de communion dans le rite romain est particulièrement éclairant : il commence au moment où le prêtre consomme le sacrement et se continuant avec les versets de psaume prévus pendant la procession de l’assemblée, et exprime l’union intime qui existe entre le sacerdoce ministériel exercé dans le sacrifice eucharistique célébré par le prêtre et le sacerdoce commun des fidèles qui s’unissent à cette célébration dans une authentique « participatio actuosa ».
L’antienne grégorienne, dont le texte n’est pas précisément à thème « eucharistique » mais qui reprend la plupart du temps le texte de l’évangile qui vient d’être proclamé (ou de préférence chanté), devient alors le véritable lieu de l’expérience par les sens de la « double table de la parole et de l’eucharistie » qu’a mis en avant le renouveau liturgique : il n’y a pas deux tables séparées, mais bien une seule, qui nourrit de deux façons, par le sacramental de la Parole (que le chant grégorien met en musique) et par le sacrement eucharistique, dont le sacrifice est à ce moment précis renouvelé par le prêtre.