L’apparition de la portée, et la décadence

Suite de notre article précédent : Origines historiques et actualité du chant grégorien

La portée est beaucoup plus tardive, elle est inventée au XIème siècle par Guido d’Arrezzo. Son invention pour mettre en place visuellement les intervalles mélodiques étonne jusqu’au Pape, qui reçoit Guido en audience privée et ne le laisse pas repartir avant d’avoir réussi lui – même –miracle ! – à chanter une mélodie qu’il n’avait jamais entendue auparavant ! Il faut bien comprendre – et c’est important par rapport à notre rapport à la partition au moment où nous chantons, que le véritable chant grégorien authentique n’est pas écrit, il est connu par cœur. Pour le chant aujourd’hui, nous utilisons donc trois indications différentes, pour une seule interprétation, au plus près des intentions spirituelles du compositeur. Pour la messe, un livre de chant le Graduale Triplex, propose de façon superposée ces trois notations.

Graduale Triplex p. 225 : Introït Cantate Domino du Vème dimanche de Pâques,
avec les neumes des deux écoles de notation (Laon et Saint Gall)
ainsi que les portées de l’édition du XIXème siècle (notation dite « vaticane »)

Le répertoire entre alors dans une phase de stabilisation mélodique, puisque les échelles mélodiques ne dépendent plus uniquement de la mémoire des chantres mais de références objectives, les partitions manuscrites avec les neumes écrits en fonction des échelles mélodiques, puis sur quatre lignes.

Le Verset du répons Iudea et Ierusalem,
manuscrit de Klosterneuburg, 1100.

Répons Iudea et Ierusalem, Manuscrit en provenance
de l’abbaye de Sankt Lambrecht (Steiermark, Autriche), XIVème siècle.

Mais les notes s’altèrent à force de fleurir pour elles-mêmes ; il faut noter qu’au départ, le chant « grégorien » n’est pas conçu par et pour les moines. Contre la splendeur clunisienne, les moines réformateurs de Citeaux s’essaient même à composer des mélodies plus « pauvres ». Saint Bernard n’aime pas ce répertoire romano-franc, rempli de faconde et de fantaisie. Il ratiboise littéralement beaucoup de développements mélodiques pour le rendre le chant monastique plus « ascétique », plus « monastique », et défigure les mélodies traditionnelles. Les ordres religieux mendiants, dominicains, franciscains lui emboîtent le pas plus tard. L’étiolement de la monodie (chant sur une seule voix) en polyphonies diverses marque une autre décadence. Et c’est bien un recul musical et culturel, au bout du compte, quand la musique brouille le sens de la Parole. Tant et si bien que l’Église tape du poing sur la table. La sainte colère la plus connue est sans doute celle du pape Jean XXII au XIVe siècle. Dans la cité d’Avignon, le pontife est ulcéré : « Ils coupent les mélodies par des hoquets, les souillent  et vont même jusqu’à y ajouter des motets vulgaires ». Elle ne sera pas la seule et unique tentative de maîtriser un chant sacré qui verse parfois dans l’opérette. Après le Concile de Trente, notamment, la sève de la tradition musicale grégorienne finit par se perdre, concomitamment à l’invention de l’imprimerie (qui permet la diffusion et l’officialisation liturgique de mélodies s’éloignant de la structure traditionnelle du répertoire romano-franc) et du succès du répertoire baroque (on a alors des « messes en musique »).

Le Concile avait laissé au pape Pie V le soin d’éditer les deux livres principaux de la Liturgie, à savoir le missel (« de saint Pie V ») et le Bréviaire. Le pape a fait son travail, mais dans le calendrier il y avait des changements et dans les rites il y avait aussi un certain nombre de changements, du moins une régularisation de la Liturgie. Les dispositions du Concile de Trente sur le chant, il y en avait deux principalement, d’abord une insistance à la fois du mouvement de la Réforme comme des pères conciliaires qui sont absolument d’accord pour dire que la base du chant sacré c’est l’intelligibilité du texte et puis l’accord pour écarter de l’église des mélodies et sujets lascifs ou ambigus. Quand on écoute la musique d’orgue du XVIIe et XVIIIe siècle dans les églises luthériennes, on comprend ce que cela veut dire. Les musiques lascives sont des musiques qui attirent sur autre chose que sur le rite. Vatican II ne recommandera pas autre chose : l’intelligibilité du texte et le respect du rite. On refait donc aussi les livres de chants et dans l’esprit du Concile, on transmettait le répertoire de chants liturgiques tout simplement en écartant quelques obscurités, quelques barbarismes dans son latin surtout, et on confie cela à des musiciens. Le plus fameux d’entre eux est Palestrina (+ 1594), puis Zoïlo son compagnon responsable de la Chapelle pontificale. Le chant grégorien, qu’est-ce pour Palestrina ? Palestrina est un compositeur de motets à quatre voix, il est dans la lignée du Cantus planus, de la polyphonie, pour qui une bonne mélodie grégorienne, c’est ce qui permet de faire un bon motet. Donc la mélodie grégorienne à laquelle il ne s’intéresse pas tellement, il l’entend chanter en valeurs égales, il remarque des inconvénients selon la place de l’accent, selon l’importance des mélisme, tout ce qui peut l’aider à bien construire son motet. Or le pape a dit aux musiciens : rééditez un livre de chants et écartez-en les obscurités et les barbarismes ; les musiciens, c’est-à-dire l’équipe de Palestrina qui va se retirer, en partie sous la pression du roi d’Espagne qui intervient, comprenant que l’on va toucher aux mélodies grégoriennes, vont continuer le travail et proposer une nouvelle édition de la mélodie grégorienne dans un livre qui ne sera pas officiel, en ce sens qu’il ne sera pas imposé à toute l’église, mais il fera référence comme étant le graduel qui suit le Concile de Trente. Cette correction des mélodies grégoriennes vise deux choses, 1. le déplacement de la mélodie sur l’accent, 2. la réduction des mélismes trop longs. Il suffit de regarder l’Alléluia de la messe de Pâques qui chez nous dure à peu près une minute, dans l’édition, que nous allons appeler « médicéenne », il dure le temps de 15 notes chantées lentement l’une après l’autre. Là est la décadence des mélodies grégoriennes : l’interprétation par les musiciens de la mélodie grégorienne, selon l’air du temps. C’est aussi l’heure de l »imprimerie : les livres peuvent se répandre facilement. Évidemment, face aux livres pontificaux, quoiqu’ils ne soient pas imposés, il va y avoir deux réactions. Un certain nombre d’églises, surtout en Italie vont prendre ce chant, et d’autres, surtout en France, vont le refuser. Mais tout le monde est d’accord pour que les cérémonies religieuses ne soient pas trop longues et donc en France si on ne prend pas les livres revus après le Concile de Trente, on se trouve devant des mélodies beaucoup plus longues, et on chante aussi à valeurs égales, donc on va composer du chant d’église « à la manière » des livres romains.

Et du chant grégorien, dont la tradition est établie jusqu’au Concile de Trente, on passe, à partir du XVIème siècle, au « Plain chant ». Un philosophe comme Jean-Jacques Rousseau n’est pas tendre dans son Dictionnaire de musique (1768) à propos du « plain-chant. »

« C’est un reste bien défiguré mais il lui reste encore assez de beautés pour être préférable (…) à ces musiques efféminées et théâtrales, ou maussades et plates, qu’on substitue en quelques églises, sans respect pour le lieu qu’on ose ainsi profaner. »

Le héraut des Lumières a des accents de fervent catholique ! Plus tard, Hector Berlioz fera le même constat en pestant contre :

« L’exécution du plain-chant, toujours chanté ou plutôt beuglé dans nos églises par des voix de taureau. A entendre de telles successions de notes hideuses et à l’accent menaçant, on se croirait transportés dans un antre de druides préparant un sacrifice humain. » (1861, A travers chants)


Modus Cantandi Nonam. In Diebus Festis Adscensionis Domini et Pentecostes, quem juxta Antiphonarium romanum a SS. Rituum congragatione approbatum. Munich 1888.

1 réflexion au sujet de « L’apparition de la portée, et la décadence »

  1. Bonjour,

    Merci pour ce petit rappel historique nécessaire pour comprendre non seulement l’évolution de la notation grégorienne, mais du coup son interprétation au fil des siècles.
    Au sujet du plain-chant évoqué en fin d’article, je regrette un peu que soient repris certains poncifs hostiles à ce style de chant liturgique qui a nourrit l’Eglise pendant presque 300 ans.
    Il aurait été utile d’utiliser le terme d’évolution plutôt que de décadence. Terme trop péjoratif (et orienté) qui ne peut à lui seul expliquer cette évolution du grégorien jusqu’à sa restauration par Solesmes à la fin du XIXème.
    Car, pour reprendre les termes d’un grégorianiste et musicologue, s’il est vrai que la méthode de Solesmes permet de prier et de se sanctifier en chantant, on ne peut pas dire que personne ne s’est sanctifié pendant 300 ans en chantant les plain-chants gallicans et musicaux.

    Vous citez Berlioz à la fin de l’article, mais vous omettez de préciser que Berlioz parle en musicien marqué par l’esthétique de son temps, c’est-à-dire l’esthétique post-romantique (esthétique que l’on retrouve complètement dans le grégorien solesmiens). Le point de vue de Berlioz très orienté s’appuie en outre sur des expériences certainement vécu à l’écoute du plain-chant des campagnes, par des chantres qui n’avaient sans doute pas la même formation et la même maîtrise que les chantres des villes. D’où le fait dans les propos de Rousseau ou de Berlioz de généraliser l’usage de la vox taurina.

    De même, lorsque Dom Guéranger parle du plain-chant comme une lourde et assommante succession de note carrée qui ne parlent pas à l’âme », il exagère son propos car il veut justifier la réforme qu’il a commencé à entreprendre et fuir l’ancien régime.
    Il y a dans les propos de Rousseau, Berlioz ou Dom Géranger des jugements de valeurs sur la qualité du plain-chant. Jugements de valeurs largement contredits par les écrits théoriques que nous avons de la pratique du plain-chant notamment sur les qualités vocales requises pour bien chanter ce répertoire, et qui n’ont rien à voir avec ce que décrivent Berlioz ou Rousseau.

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